CHAPITRE V

C’est alors que commença ma vraie torture…

Le 5 septembre, j’atteignis deux mètres dix, le 20 septembre, deux mètres dix-huit.

Non seulement je continuais à grandir, mais je grandissais de plus en plus vite…

Les sommités de la médecine et de la biologie qui s’occupaient de moi étaient de plus en plus convaincues que l’origine de ma maladie – si l’on peut appeler maladie le fait de grandir tout en étant en parfaite santé – était sur la planète Sérigny. On avait envoyé sur cette planète une mission spéciale. L’air, les plantes, les animaux – surtout les insectes, car j’avais naturellement parlé de la piqûre qui m’avait été faite au bras gauche et qui sans doute m’avait donné de la fièvre – tout fut examiné avec le plus grand soin, mais sans résultat.

On s’étonnait, d’autre part, que mon cas fût unique. Les habitants de Sérigny (ils n’étaient pas encore très nombreux sur cette planète où les premiers pionniers n’étaient guère arrivés qu’un an plus tôt) furent examinés un à un. Tous les quatre ou cinq jours, on les faisait passer sous la toise pour voir s’ils ne présentaient pas des symptômes de « grandissement ». Mais rien d’anormal ne fut constaté.

Mon frère Georges et mon ami Luigi s’occupaient activement de ces recherches. Tous deux m’écrivaient fréquemment et me prodiguaient des encouragements. Mais malgré le ton rassurant et même parfois un peu badin qu’ils prenaient dans leurs messages, je sentais bien qu’ils étaient horriblement inquiets pour moi.

Tous deux devaient se dépenser sans compter pour trouver quelque indice permettant d’éclaircir la cause de mon mal. Car, la cause découverte, le remède viendrait vite : à cet égard, on pouvait faire confiance à la science…

Mais hélas ! tous les efforts furent vains. Rien ne fut découvert. Toute la population de Sérigny se portait fort bien. Il n’y avait pas eu, sur cette planète, le moindre incident de santé un peu suspect. La seule chose regrettable enregistrée depuis deux mois était la disparition inexpliquée de deux des habitants : un ingénieur chimiste, Harry Solster, qui travaillait à l’installation d’une usine dans l’hémisphère sud, et une femme médecin, Helena Clarky, qui habitait Brinx, la petite ville en construction près de notre camp. Toutes les recherches avaient été infructueuses. Sans doute avaient-ils été victimes de quelque accident dans une région déserte. De toute façon – du moins on le croyait – cela n’avait aucun rapport avec mon cas.

Et pendant ce temps-là, je grandissais.

Le 1er octobre, je mesurais deux mètres vingt-cinq.

Il n’y avait plus de raison, maintenant, pour que cela s’arrêtât.

Et, en effet, cela ne s’arrêta pas.

De semaine en semaine, ma vie devenait plus intenable.

Chez moi, dans le joli petit nid d’amour que j’avais édifié avec Mérinda, j’avais maintenant la sensation d’être un étranger. Les murs, les objets, plus rien ne s’accordait à moi. Il ne me fallait pas lever beaucoup le bras pour toucher le plafond du salon ou de la bibliothèque. Dans celle-ci, ma tête dépassait maintenant le plus haut rayon. J’étais obligé de me courber pour franchir les portes. Mon lit. – nous couchions, Mérinda et moi, dans des lits jumeaux – ne me contenait plus. Mes pieds débordaient de trente centimètres. Il m’avait fallu faire construire sur mesure une autre couche, faire faire un autre sommier, un autre matelas. Quant à mes vêtements, j’avais dû en changer encore plusieurs fois. Ils duraient trois semaines, puis ils craquaient de tous les côtés.

Même dans le jardin, je ne voyais plus les choses sous le même angle. J’atteignais facilement avec la main des branches d’arbre qui m’avaient paru inaccessibles. Je cueillais aisément des fruits haut perchés. Je commençais à pouvoir regarder par-dessus le mur de notre propriété. Mais je ne le faisais guère, car la foule des reporters et des curieux était plus nombreuse que jamais.

Je recevais des lettres venues de tous les points du monde. On me proposait des cachets fabuleux pour me produire à la télévision. On m’offrait des sommes énormes pour que j’écrive des articles dans lesquels je noterais de semaine en semaine mes impressions « d’homme qui grandit ». Je reçus même des propositions plus bizarres. On me demanda, en particulier, de signer quelques slogans publicitaires pour un engrais qui faisait pousser les plantes « à vue d’œil ». Je reçus aussi des déclarations d’amour !

Je ne sortais plus du tout. Nous avions dû même renoncer à nos escapades vers des villes où personne ne nous connaissait. Un homme dont la taille est de un mètre quatre-vingt-dix ne se remarque pas. Un homme de deux mètres se remarque, mais sans plus. On se dit : « Tiens, voilà un personnage qui sort de l’ordinaire… » Et on passe. Mais un homme de deux mètres trente…

Non, ce n’était plus possible… On m’aurait aussitôt reconnu. J’aurais eu toute la population à mes trousses… Comme quand les cirques font défiler ces espèces de girafes de la planète Sorol qui sont encore plus hautes que les girafes terrestres.

Je restais cloîtré dans ma bibliothèque. Je lisais, j’étudiais, pour essayer d’oublier l’effarante aventure qui était la mienne. Ma table était trop petite pour moi. Je ne pouvais plus qu’à grand-peine glisser mes jambes dessous. Mon fauteuil était trop petit. La plupart du temps, je restais assis sur le tapis, vêtu seulement d’un slip – car j’en avais assez d’acheter sans cesse de nouveaux vêtements. Je m’étais fait faire un costume de toile comportant dans les doublures une grosse réserve de tissu. On pouvait ainsi le découdre et l’agrandir rapidement. Je ne le mettais que pour aller voir les médecins, à Gênes. C’est tout juste si je pouvais encore pénétrer dans la cabine de mon hélicab.

Devant la demeure du docteur, il avait fallu mettre un service d’ordre à chacune de mes visites. Car, là aussi, les curieux étaient nombreux.

Chaque fois, mon vieil ami Arranghi me regardait avec consternation. Quant au professeur Haslan, qui faisait presque toutes les semaines le voyage pour me voir, il était plus laconique que jamais.

On avait déjà essayé sur moi une dizaine de traitements, mais toujours avec le même insuccès. Les biologistes qui s’occupaient de mon cas avaient espéré que l’enquête menée sur la planète Sérigny leur apporterait enfin des lumières. Mais les résultats de cette enquête s’avéraient de plus en plus négatifs.

Et je continuais à grandir, à grandir, à grandir, et à grossir en proportion.

Deux mètres quarante le 15 octobre !

L’automne commençait à mettre ses rousseurs dans le paysage, autour de chez nous. Une saison que j’aimais entre toutes. Mais comment aurais-je pu en jouir ? Toute joie de vivre s’était éteinte en moi. Déjà, je me rappelais avec amertume le temps où j’étais un homme comme les autres, un homme de taille moyenne qui pouvait aller n’importe où sans être remarqué.

Mais le pire, c’était Mérinda.

Je n’osais plus la regarder, la prendre dans mes bras. Elle n’osait plus me regarder. Quand elle le faisait, elle esquissait un pâle sourire. Mais je voyais au fond de ses yeux je ne sais quoi qui ressemblait à de l’épouvante.

Oui, à de l’épouvante.

J’avais beau lui parler avec gentillesse, avec douceur, avec amour – car mon amour pour elle était toujours aussi fort –, je sentais bien que maintenant, je lui faisais peur.

Et je la comprenais.

Je n’étais plus l’homme qu’elle avait aimé, l’homme dont elle pouvait toucher le nez avec son nez sans que ni elle ni lui eussent à se courber. J’étais devenu une sorte de monstre gigantesque. Je n’avais plus rien de commun, physiquement, avec elle ni avec personne. J’étais un « phénomène » comme on n’en avait jamais vu, un géant incroyable, de deux mètres quarante, bientôt de deux mètres cinquante.

Le lit que j’avais fait faire était déjà trop court. J’avais renoncé à en commander un autre. Je couchais maintenant sur le tapis.

Je dormais mal, non à cause de l’inconfort, mais parce que j’étais hanté par des pensées lugubres. Mérinda dormait encore plus mal que moi. Souvent, je l’entendais pleurer doucement. Je n’osais même pas me lever pour aller la consoler. Qu’aurais-je pu lui dire ?

Tout le jour, je restais cloîtré dans ma bibliothèque. Je ne voulais plus voir personne, pas même les miens. Je ne passais même plus sous la toise, comme je l’avais fait si longtemps. C’était bien inutile. Je me sentais littéralement grandir.

Ma situation devint absolument intolérable quand j’atteignis, vers le milieu de novembre, la taille incroyable de deux mètres soixante-dix. Je ne parvenais pas à m’adapter mentalement à cette croissance. Quand j’étais debout, j’avais toujours la sensation d’être juché sur une table, ou sur un escabeau. Et plus rien, autour de moi, n’était adapté à ma personne. Je ne pouvais plus m’asseoir sur une chaise. Pour passer sous les portes, j’étais obligé de me courber terriblement. Tout était devenu trop petit pour moi. Mes semblables me faisaient l’effet d’être des nains.

Mérinda ne se cachait même plus pour pleurer. Chaque fois qu’elle me voyait, les larmes jaillissaient de ses yeux et elle ne savait que répéter :

— Mon pauvre chéri ! Mon pauvre chéri !

Je pris alors une grande résolution : retourner sur la planète Sérigny… Ou alors vivre sur n’importe quelle autre planète récemment découverte et peu peuplée. Mais je préférais Sérigny, d’abord parce que j’y retrouverais mon frère et mes amis, et aussi parce que le secret désir m’était venu de rechercher moi-même les causes de l’étrange et terrible phénomène qui me faisait grandir de dix centimètres par mois.

Là-bas, en tout cas, je pourrais sortir, me promener. À Brinx, la petite ville en construction près de notre camp, il n’y avait guère que quinze cents habitants. Les premiers jours, on me regarderait avec curiosité, mais on s’habituerait très vite à moi. Je sentais que je pourrais reprendre une vie sinon heureuse, du moins presque normale.

Je pressai sur le bouton de mon visophone et appelai le directeur de l’institut de recherches galactiques. Si je pris la liberté de m’adresser directement à ce haut personnage – que je ne connaissais que fort peu avant mon aventure – c’est parce qu’il m’avait témoigné beaucoup de sollicitude au cours des derniers mois. Une fois par semaine au moins, il m’appelait pour me dire sa sympathie, me prodiguer son réconfort et m’assurer que les plus grands savants de l’institut étaient penchés sur mon cas et finiraient bien par le résoudre.

Je lui fis part de mon désir et lui en exposai les raisons. Il réfléchit un instant et me dit :

— Il vaudrait mieux, pour les examens qu’on vous fait subir périodiquement, que vous restiez sur la Terre, car sur Sérigny, vous le savez, on est moins bien outillé. Mais je comprends les sentiments qui vous animent, et je crois, en effet, que vous serez plus heureux là-bas. Je vais arranger cela. Quand voulez-vous partir ?

— Le plus vite possible…

— Il y a un départ dans trois jours. Est-ce que cela vous va ?

— Cela me va parfaitement. Vous me rendez un grand service. Je vous en remercie…

J’appelai Mérinda et je lui dis ce qui venait d’être décidé. Elle pleura abondamment. Elle protesta, m’affirma que je ferais mieux de rester auprès d’elle. Mais je vis bien que ses protestations lui étaient dictées par la pitié plus que par un désir réel de ne pas me voir partir.

Je lui pris les mains. Je lui dis :

— Ma chérie, tu vois bien que nous vivons dans une situation impossible. Rien, absolument rien n’indique que ce qui se passe dans mon corps va cesser. Dans quelques mois, ma taille atteindra trois mètres, puis trois mètres vingt, puis… C’est affreux… Affreux pour moi, et encore plus affreux pour toi… Et il n’y a pas de remède… Pour toi, il aurait mieux valu que je sois mort… Le mieux serait que je te rende ta liberté…

Elle sanglotait, elle balbutiait :

— Non, André, non… Ne dis pas cela… Je ne veux pas t’abandonner dans ce malheur, mon pauvre chéri…

Ces paroles consolantes sortaient de sa bouche. Mais elle ne tenta pas de se jeter dans mes bras. Elle me regardait avec des yeux épouvantés. Tout au fond d’elle-même, elle ne pouvait pas ne pas s’avouer qu’il aurait mieux valu en effet que je sois mort. Pauvre Mérinda !

Je partis le 20 novembre. Quand je pris mon fils clans mes bras pour lui donner un baiser d’adieu, il poussa des hurlements terribles. Il y avait des semaines déjà que j’évitais de l’approcher : je lui faisais peur. Et je sentis que Mérinda se raidissait quand je la soulevais de terre pour amener son visage au niveau du mien.

Les larmes lui brouillaient la vue. Quand je mis mes lèvres sur les siennes, je la sentis se contracter. Je la reposai au sol et m’enfuis vers l’hélicab. Je l’entendis qui bégayait :

— Pauvre chéri ! Pauvre chéri !…

Mais, pour elle, un cauchemar prenait fin.

À l’astroport d’Irlande, où appareillait l’astronef qui devait m’emmener sur la planète Sérigny, les reporters et les cameramen purent s’en donner à cœur joie. Ils avaient été informés de mon départ et étaient là en nombre. Cette fois, je consentis à ne pas me dérober. Je répondis à leurs questions. Au milieu de leur groupe d’hommes normaux, je devais avoir l’air d’une perche insolite…

Je poussai un soupir de soulagement quand je fus installé dans l’astronef. On n’avait pas pu me loger dans une cabine, où je n’aurais pas pu me tenir debout et où aucune couchette n’aurait pu me recevoir. Il avait fallu m’aménager un coin dans une des soutes à marchandises…

Mais qu’importait !

J’allais vers ce qui, pour moi, ressemblait à une liberté retrouvée…